« Je ne puis ni vivre selon un idéal, ni servir de modèle à quelqu’un d’autre. Mais je puis très certainement vivre ma propre vie, et je le ferai quoi qu’il advienne. En agissant ainsi, je ne présente aucun principe, mais quelque chose de beaucoup plus merveilleux, quelque chose qui vit en moi, quelque chose qui est tout chaud de vie, plein d’allégresse et qui cherche à s’échapper. » Lou Salomé – Femme rebelle et psychanalyste de la première heure.
En janvier, nous avons passé quelques jours de vacances en Engadine. Vous connaissez peut-être cette fabuleuse vallée haute perdue à l’une des extrémités de la Suisse où Nietzsche a été comme foudroyé par l’idée de l’éternel retour qui est devenu le concept de base de sa plus belle œuvre poétique Ainsi parlait Zarathoustra. Professeur de philologie à l’Université de Bâle, cet homme de lettres brillant a vu sa carrière s’effondrer pour cause de maladie à l’âge de 35 ans. A commencé alors pour lui une période d’errance d’une ville européenne à l’autre dans des conditions matérielles difficiles, ignoré, incompris et pour faire bonne mesure, rejeté par Lou Salomé, le grand amour de sa vie. Cette dichotomie au cœur de l’être, avec d’une part une estime de soi dans les chaussettes et d’autre part une flamme intérieure d’une puissance peu commune, parfaitement intacte, provoquera cependant la dynamique indispensable à la création de son œuvre. Nous ne sommes pas tous destinés à la célébrité, mais nous sommes certainement tous écartelés un jour ou l’autre par une vague de fond existentielle et heureusement, même si la folie nous guette, nous ne nous y perdons pas forcément. Car c’est bien cela, il y a en nous quelque chose de … merveilleux, qui est chaud de vie et plein d’allégresse et qui cherche à s’échapper. J’ajouterais qui veut aller raconter le monde, pour l’embellir et l’illuminer. Mais hélas, c’est une affaire très compliquée. L’intention de vivre inscrite à la conception dans chacune de nos cellules nous anime d’un élan puissant qui doit se frayer une voie dans le monde, mais le terrain est inégal et semé d’embûches. Plus il y a de puissance, plus le choc assené par la résistance est violent. C’est une loi de la physique. Forcément, ces chocs ébranlent notre élan vital, génèrent une incompréhension viscérale qui est relayée et mémorisée par le mental, puis gravée dans le surmoi, jetant le doute sur nous-mêmes, sur nos capacités et plus grave encore sur notre puissance vitale. Si les situations d’impuissance se répètent sans pouvoir être intégrées en conscience, expliquées et déculpabilisées, le message de notre insuffisance se propage et finit par cristalliser un blocage dans la personnalité et recouvrir les succès. Du feed-back que nous renvoie le monde on ne retient plus que le négatif, le positif compte pour beurre et comme on a une mauvaise opinion de soi, on se sent honteux et on se cache. Etant donné que la situation est intolérable, on cherche des issues. On se réfugie dans le déni et on se crée une fausse personnalité ou on compense en accumulant les signes extérieurs de puissance, mais il s’agit de supercheries qui ne trompent que ceux qui le veulent bien et qui ne parviennent jamais à dissiper durablement le malaise. Cette situation est dangereuse pour la santé psychique et physique, parce qu’elle entretient une tension interne inconsciente, un stress permanent qui absorbe l’énergie vitale et la dévie de son vrai but. Elle peut pousser quelqu’un à une sublimation si extrême qu’elle conduit à la folie, comme c’était probablement le cas pour Nietzsche. Elle peut épuiser les réserves vitales et engendrer une spirale qui au lieu de renforcer l’estime de soi l’achève un peu plus. L’estime de soi. Je n’aime pas trop cette expression, je trouve qu’elle nous égare. Je préfère parler d’appréciation de soi et tiens, si on parlait d’amour propre. Un terme un peu vieillot mais croyez-moi, l’amour pour soi est une clé précieuse. Car je sais par expérience qu’il faut beaucoup de patience, de conscience, d’intelligence, de persévérance et de soin pour préserver ce quelque chose de merveilleux en moi, mais qu’en fin de compte c’est l’accueil inconditionnel de l’amour infini qu’il diffuse qui le maintient tout chaud de vie et plein d’allégresse. C’est de ce concentré de vie, chaud, lumineux et indestructible par nature qu’émane l’intuition et la force nécessaires à une juste appréciation du feed-back que nous renvoie le monde, dépourvue à la fois de jugements et d’illusions. Une intégration et une maturation intérieures qui permettent d’éviter l’écueil du blâme et de l’auto-condamnation qui ternissent la flamme. Alors que nous prenons l’entière responsabilité de la manière dont nous parcourons notre chemin et que par amour-sagesse, nous nous accordons le droit à l’apprentissage, notre puissance de vie demeure intacte et opérationnelle. Curieusement, lorsque nous faisons confiance à notre essence de vie, quand nous sommes en amour avec elle, la question de la valeur de soi ne se pose pas. Alors, tout simplement nous sommes, avec une conviction absolue, une certitude qui donne naissance à un sentiment de plénitude imperméable à l’opinion d’autrui. Car c’est le regard des autres qui, comme un poison insidieux, sape notre appréciation de nous-mêmes et nous égare vers le cercle vicieux de l’infériorité qui doit être compensée par la supériorité. Ne jamais se comparer aux autres mais rester en soi et ne jamais perdre de vue le segment du chemin où nous nous trouvons à chaque instant. Alors, ce quelque chose qui est lumineux et sage éclaire la voie de son allégresse. Sa puissance se suffit à elle-même, elle est en-soi pour reprendre un terme de J.-P. Sartre. C’est en surface, au niveau de la personnalité que survient la perversion, par peur, par ignorance, par arrogance ou par manque de foi en ce quelque chose. Parce que nous aimerions être autre chose ou plus que ce qui est inscrit dans notre génétique. Or, nous sommes juste de petites graines qui contiennent l’information de la plante qu’elles vont devenir, de petites graines jetées dans un environnement géographique et socio-culturel sur lequel elles n’ont pas le pouvoir. Il est insensé de vouloir se battre contre cette situation donnée une fois pour toutes. La sagesse voudrait au contraire qu’on permette à ce quelque chose en soi d’investir sa puissante allégresse dans la croissance de la plante qu’elle habite, afin de la rendre la plus belle possible. C’est la qualité qui compte et non la quantité. Voilà une vérité que notre société perd de vue. Mais la quantité, ce sont les machines qui s’en occupent. Nous, les êtres humains, notre job c’est d’être humains.
Chinta B. Strubin Copyright: Keola.com