
Fragile et solide à la fois, comme la rose, le bambou ou l’huître.
Bien sûr, on préfère se sentir fort et en bonne santé, plutôt que faible et vulnérable, parce que dans ces moments-là on ne souffre pas. Au contraire, on se sent bien, peut-être même heureux. Il est donc tout-à-fait normal, que nos efforts s’orientent dans cette direction. C’est juste, c’est prévu par la nature, c’est inscrit dans nos gènes, dans notre système corps-esprit et dans l’ensemble du vivant. C’est la force de l’instinct de vie, celle qui résiste à la polarité opposée qui est démantèlement et dissolution.
La vie naît, fleurit et meurt, elle s’exprime en un rythme ternaire, immuable, auquel il est impossible d’échapper. Nous sommes fragiles et nous le savons. La pensée de notre mort nous terrorise, elle est inacceptable et pour lui échapper, nous affûtons nos stratégies: révolte, déni, oubli, fuite dans les drogues ou l’hyperactivité, idéalisme, romantisme, développement des sciences et des technologies, perfectionnement de soi, fausse personnalité, idéalisme, illusions… L’apprentissage de stratégies est une aventure extraordinaire, le fruit de notre créativité et c’est ainsi que nous construisons le monde. Il est absolument légitime de tester nos ressources et nos dons, d’être fort, heureux, riche intérieurement et extérieurement. C’est notre droit de naissance.
Mais si nous ne voulons pas ruiner nos chances de bonheur en nous jetant à corps perdu dans une course effrénée au tout positif, nous devons nous souvenir que notre droit à la vie est limité et que notre puissance personnelle doit jouer avec celle des autres. Nous devons nous incliner devant ce qui est plus grand que nous, la société, le monde, l’univers et admettre notre fragilité.
Il y a un grand malentendu autour de la notion de fragilité. On la juge, on la condamne, mais en réalité, c’est une qualité essentielle, universelle qu’il n’est pas de notre ressort de discuter ou d’évaluer. C’est une qualité nécessaire à la vie, elle en fait partie, un point c’est tout.
La fragilité n’est une tare que pour ceux qui s’inventent une image mythique d’un héros invincible à qui tout réussit et qui est protégé des dieux. Mais ça, c’est une illusion, de la poudre aux yeux. C’est un rêve fou, enfantin qui ne résiste pas à la confrontation avec la réalité. Même Achille a son talon. Il suffit d’ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est vraiment pour que la fragilité de toutes choses nous saute aux yeux. Mais le rêve fou de notre superpuissance et de notre invincibilité est indécrottable et toutes les sociétés de la planète ont tendance à se conforter dans cette hypnose profonde.
Quand nous reconnaissons et acceptons de vivre à la fois notre puissance et notre fragilité, nous sommes justes et le bien-être est à notre portée. Mais attention, il s’agit d’être vigilent et honnête avec soi. Parfois, la fragilité est utilisée comme stratégie pour avoir l’attention des autres et se soustraire à ses responsabilités. On joue la sensiblerie pour éviter la confrontation et le risque d’être blessé. C’est une stratégie qui ne paie pas, comme tous les mensonges d’ailleurs, parce qu’elle ne permet pas de se tester et de réaliser sa vraie personnalité.
Et oui, la fragilité peut être une richesse en soi et l’expérience de la fragilité peut être un moment de pouvoir.
La sensibilité et la conscience vont de pair avec la fragilité. Pour ressentir ou être conscient, il faut être réceptif, pour être réceptif, il faut s’ouvrir et quand on s’ouvre, on s’expose forcément et du coup on fait l’expérience de la vulnérabilité et de la fragilité. Tout dépend de la manière dont on gère ces moments. On peut se refermer, se durcir et s’insensibiliser ou tirer profit de cette expérience.
Accepter sa propre fragilité, permet de prendre conscience de celle des autres et de se donner une chance de ressentir de la compassion. Survivre à une période de fragilité permet de poser les fondements d’une plus grande confiance en soi et dans la vie. On peut se dire : « C’était pas si grave, je suis encore là, on n’en meurt pas ! »
La fragilité s’accompagne souvent de souffrance et toutes les grandes traditions spirituelles se sont penchées sur ce thème. Dans la tradition chrétienne, on parle de la rose mystique, une riche symbolique à multiples facettes. Quand je reçois un coup, je me dis : « Tu es comme le rosier, on peut te piétiner, te couper, t’ignorer, mais tu pourras toujours produire de nouvelles roses que d’autres verront et apprécieront peut-être. » Cela m’aide à ne pas juger ma vulnérabilité, à focaliser mon énergie vers une attitude positive et à préserver mon autonomie au lieu de déprimer. Dans ces moments-là, je me souviens aussi que le rosier a des épines et que moi aussi, je peux me défendre et poser plus clairement mes limites.
Dans le Bouddhisme Zen, on aime s’inspirer du bambou. On admire sa souplesse, parce qu’elle lui permet de ne pas être brisé par la tempête. Il nous rappelle que la capacité d’adaptation et d’interaction peut nous mener plus loin que la rigidité qui se rompt quand l’impact est trop fort.
L’observation du bambou nous fait aussi prendre conscience de ce qu’il se forme autour du vide. Ce qui peut s’abîmer, ce sont les fibres, l’extérieur, mais l’intérieur demeure immuable. A l’image du bambou, cette partie de nous que nous ressentons comme fragile, c’est notre périphérie. Au centre, dans notre essence, nous sommes de toute éternité. Ni forts, ni faibles, ni fragiles, ni infrangibles, ni heureux, ni frustrés. Nous sommes simplement. Un vide habité par une présence, une conscience.
On retrouve dans le Tao cette notion de vacuité associée à la métaphore du bambou qui, de par son Xu Xin, le cœur vide, donne le détachement nécessaire pour accéder à la compréhension des lois de l’Univers et se libérer de la souffrance.
Mais de toutes les symboliques qui parlent de la fragilité, c’est celle de la perle et de l’huître qui me touche le plus. Comme l’huître qui est blessée par le grain de sable, nous sommes blessés de diverses manières. Comme l’huître qui tisse un cocon de nacre autour du grain de sable, nous développons notre capacité de résilience et tissons un écrin spirituel. Ainsi, grâce à notre fragilité, nous développons notre corps de lumière qui est aussi le reflet de notre vraie personnalité.
Quand nous parvenons à nous libérer de nos fausses personnalités (nos illusions et nos mensonges sur nous-mêmes) nous découvrons qui nous sommes vraiment : un être précieux et riche en ressources dont l’éclat est visible dans le monde tel une perle précieuse. C’est l’expérience de soi-même en tant qu’être précieux. Il y a une plénitude, un sentiment de contentement et d’intégrité. L’individu se sent réalisé : maintenant je suis complet, je ne veux rien d’autre, j’ai tout ce qu’il me faut. La vraie personnalité est l’aspect personnel de l’essence, elle est une cristallisation visible à la superficie de notre corps de lumière. Elle possède effectivement une qualité nacrée qui inspire de l’admiration et du respect.
Pour Krishna, la perle est un symbole d’amour, dans le Christianisme elle est un symbole de pureté et dans le Coran, un symbole de perfection. On raconte aussi que les perles sont les larmes des dieux déposées dans les huîtres chaque jour au moment de la rosée.
Enfermés dans les limites du moi ordinaire, nous vivons paradoxalement hors de nous-mêmes, dans une individualité fragile et sans véritable centre stable. L’étape décisive sur le chemin de l’évolution spirituelle est la découverte d’une dimension de notre personne qui est plus profonde que la personnalité habituelle: notre soi essentiel que les traditions spirituelles ont appelé la Perle précieuse.
Cet aspect personnel de l’essence traverse un processus de développement, de maturation et d’expansion. La vraie personnalité a besoin de naître et d’être nourrie. C’est l’expérience consentie de notre fragilité qui la fait naître et c’est notre investissement spirituel qui la nourrit. Il s’agit véritablement de la transmutation de l’essence d’une dimension impersonnelle vers une dimension personnelle. On parle de Dieu qui devient homme ou de l’humain qui s’éveille et s’illumine.
Chinta B. Strubin
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